Pour accueillir le patrimoine unique du styliste, la Fondation parisienne lance de grands travaux, tandis qu’un bâtiment de 4 000m2 ouvrira à Marrakech. Ouverture prévues pour fin 2017.
ans de création
« Je déteste la nostalgie, et les gens qui pensent que c’était mieux avant, affirme avec vigueur Pierre Bergé (actionnaire à titre personnel du Monde), ce mercredi 20 janvier. La musique baroque, les instruments anciens, c’est formidable ; ce qui manque, ce sont les anciens spectateurs, disait Pierre Boulez. Je suis d’accord avec lui. Toutes ces histoires d’hier m’ennuient. » Au moment d’évoquer les deux futurs musées consacrés aux 40 ans de création d’Yves Saint Laurent (1962-2002), le propos peut sembler paradoxal… « Pas du tout ! Je n’ai ni regret ni nostalgie justement. La seule chose qui compte, c’est de transformer les souvenirs en projets. »
Et les projets sont ambitieux, à la mesure de la légende qui auréole la vie et le travail du couturier. Pour valoriser un patrimoine exceptionnel amassé et répertorié patiemment, Pierre Bergé a lancé simultanément la construction d’un musée à Marrakech et la refonte de la Fondation parisienne sise avenue Marceau. Les travaux commenceront dans un peu plus d’un mois à Paris : la Fondation fermera ses portes le 4 avril, au terme d’une invitation faite à un jeune couturier marocain, Noureddine Amir, dans la foulée de l’incroyable exposition « Jacques Doucet-Yves Saint Laurent. Vivre pour l’art », qui se termine le 14 février, pour clore le chapitre de la Fondation telle qu’elle existe depuis 2004.
L’idée de la scénographe Nathalie Crinière et du décorateur Jacques Grange est de rendre à cette adresse le charme et le caractère originels de la maison de couture où Yves Saint Laurent a œuvré de 1974 à 2002. L’entrée du public se fera donc par le numéro 5 de l’avenue Marceau, comme autrefois, les espaces d’exposition doubleront leur superficie et reprendront le caractère chaleureux des salons d’essayage et de présentation couture.
Et surtout, le studio d’Yves Saint Laurent, auquel on accédait jusqu’à présent par groupes de quinze personnes sur réservation uniquement, sera intégré au parcours de la visite. Il subira pour cela les aménagements nécessaires à sa préservation, chacun verra derrière une vitre le bureau sur lequel le créateur dessinait, avec l’impression intacte qu’il vient de quitter la pièce.
“Il était naturel de construire au Maroc un musée consacré à l’œuvre d’Yves Saint Laurent qui, jusque dans les couleurs et les formes de ses vêtements, doit tant à ce pays” Pierre Bergé
A Marrakech, un bâtiment flambant neuf de 4 000 m2, conçu par les architectes du Studio KO et construit par Bouygues, est déjà sorti de terre : le gros œuvre sera terminé en avril ou en mai, l’aménagement et la décoration prendront ensuite plusieurs mois. « Il était naturel de construire au Maroc un musée consacré à l’œuvre d’Yves Saint Laurent qui, jusque dans les couleurs et les formes de ses vêtements, doit tant à ce pays, rappelle Pierre Bergé. Nous avions acheté en 1966 une toute petite maison dans la médina, où nous allions beaucoup, même en août. Puis, en 1980, il y a eu ce jardin public déserté qui allait être vendu et remplacé par un hôtel. On a voulu le sauvegarder, et transformer, dans un geste politique, sa petite bâtisse en musée des arts et de la culture berbères. »
Le musée de Marrakech ouvrira donc, rue Yves Saint Laurent, à quelques dizaines de mètres du jardin Majorelle, qui attire plus de 700 000 visiteurs par an. Il bénéficiera évidemment de cet afflux, mais attirera aussi les touristes et Marocains qui ne goûtent pas particulièrement le quartier moderne de Guéliz.
Avec sa grande salle d’exposition (la première sera consacrée à Jacques Majorelle), son espace pour les expositions temporaires, son auditorium de 240 places (« Des acousticiens sont venus d’Angleterre pour garantir un niveau de qualité exceptionnel », précise M. Bergé), qui sera inauguré par Renaud Capuçon et accueillera chaque année le premier prix du conservatoire de Casablanca, le Musée Yves Saint Laurent de Marrakech se veut un lieu de culture vivant. Y seront également projetés, tous les jours, des documentaires et extraits de films sur Yves Saint Laurent, ainsi que — chose plus inattendue — ceux que le couturier a particulièrement aimés (Senso, de Luchino Visconti, Les Dames du bois de Boulogne, de Robert Bresson, ou encore Les Enfants du paradis, de Marcel Carné).
5 000 pièces de haute couture, 15 000 accessoires
Le clin d’œil presque intime pourrait laisser penser que ces deux grands projets, à Paris et à Marrakech, répondent à une promesse entre Pierre Bergé et Yves Saint Laurent. « Je ne devrais certainement pas le dire, mais lui n’était pas fou de ça, vous savez, les fondations, les musées… C’est plutôt moi qui y tenais, reconnaît Pierre Bergé. Yves avait seulement voulu conserver cette robe en 1963… » La première d’un fonds considérable et unique en son genre.
Car, si les maisons de luxe françaises se sont penchées assez récemment sur leur passé, cherchant à organiser, à enrichir et à communiquer sur la richesse de leurs archives, Yves Saint Laurent a très tôt — juste après l’ouverture de sa maison en 1961 — voulu conserver des vêtements et des documents. A cette époque, personne ne gardait rien et, pour une jeune maison comme celle de Saint Laurent, il était crucial de vendre les modèles présentés pendant les défilés couture pour financer son activité.
Une année, donc, le créateur insiste pour ne pas vendre une robe. Les saisons avançant, l’argent rentrant dans les caisses, le fonds s’est étoffé jusqu’à comptabiliser aujourd’hui 5 000 pièces de haute couture inventoriées, 15 000 accessoires et des dizaines de milliers de croquis, photographies, articles de presse, etc. Auxquels on peut ajouter les 1 500 vêtements Rive gauche qu’il reste à trier. Ce travail d’archivage prendra du temps… Des années peut-être. Mais le temps n’est pas un sujet.
La robe plutôt qu’un Mondrian
Pierre Bergé sait depuis longtemps qu’il faut un grand musée (voire deux) pour accueillir les œuvres et montrer quel artiste était Saint Laurent, la richesse de son univers. Tout comme il savait depuis longtemps qu’il clôturerait les douze années d’expositions de la Fondation (Bob Wilson, David Hockney, Jacques-Emile Blanche, Hedi Slimane photographe…) par un portrait croisé de Jacques Doucet et Saint Laurent, qui dessine évidemment le sien en creux. Pour que ce musée existe, l’homme d’affaires s’est séparé d’œuvres remarquables (pour 373,9 millions d’euros la collection de l’appartement de la rue de Babylone en 2009 ; pour 11 687 380 euros sa bibliothèque personnelle en décembre 2015…).
Mais comment un collectionneur et amateur d’art de la trempe de Pierre Bergé, qui n’entendait rien à la mode – et surtout pas sa dimension sociale – avant de côtoyer Yves Saint Laurent, peut-il préférer garder la robe Mondrian plutôt que le Mondrian lui-même ?
« A la Royal Academy de Londres, pendant l’exposition Manet, je suis tombé nez à nez avec un tableau que j’avais eu et vendu, raconte Pierre Bergé. Il était bien là. Mieux documenté que lorsqu’il était chez moi. Ils avaient même réussi à identifier la jeune fille qui posait et dont j’ignorais le nom. Cela m’a beaucoup ému. Les œuvres d’art ne nous appartiennent pas. On a beaucoup de chance de les héberger. Elles sont comme des oiseaux migrateurs. Mais jamais je ne pourrais vendre les robes de Saint Laurent. J’aurais l’impression de me dépouiller. De donner cet héritage à quelqu’un d’autre. Non. Non. C’est impossible. »